Le blog de la rémunération variable

Comment éviter les effets pervers d’un système de primes ?

Rédigé par Charles Binet | 18 mars 2025

Lorsqu’une entreprise met en place un système de primes, l’intention première est souvent simple : encourager la performance, stimuler les efforts et reconnaître les réussites. Pourtant, l’histoire du management abonde de cas où cet outil, censé motiver et soutenir la compétitivité saine, finit par produire l’effet inverse. Comment expliquer qu’un même mécanisme puisse, selon les contextes et les pratiques, autant doper la productivité dans certaines organisations que démotiver, accroître la concurrence interne ou encore miner la confiance entre collègues dans d’autres ?

Dans cet article, nous allons explorer les écueils fréquemment observés dans la mise en place de dispositifs de primes. Si l’outil lui-même est un levier puissant de la performance, c’est souvent son usage, son paramétrage ou sa communication qui peuvent en faire un facteur de frustration et de désunion. Nous verrons comment l’excès de concurrence interne, les ajustements constants des règles, la perte de sens de la mission et la perception d’iniquité peuvent transformer cette carotte tant vantée en bâton redoutable.

La concurrence interne excessive


Pratiquer les primes discrétionnaires

Le principe d’une prime discrétionnaire est qu’elle est versée sur décision du manager, sans règles clairement établies. Cette approche, en apparence flexible, peut rapidement dégénérer. Pourquoi ? Parce que si les critères de distribution ne sont pas transparents, les collaborateurs peuvent percevoir ou anticiper un risque de favoritisme. Or, lorsqu’on pense que sa rémunération dépend davantage de la relation que l’on entretient avec son supérieur que de la qualité de son travail, on est tenté de multiplier les initiatives pour “se faire bien voir”, quitte à écraser la collaboration.

Dans un tel contexte, l’ambiance au sein des équipes peut basculer dans la méfiance. Les collègues deviennent des rivaux pour décrocher la faveur d’un manager doté d’un “pouvoir de prime”. Le résultat ? Au lieu d’un esprit collectif, on installe une dynamique où chacun se met en avant, s’approprie les crédits d’un projet réussi, ou cherche à damer le pion aux autres. Cette concurrence malsaine peut à terme nuire à l’entraide et à la bonne circulation de l’information dans l’équipe.

Les limites de la prime de classement

La prime de classement est un mode de rémunération variable où la prime individuelle dépend directement du classement du collaborateur vis-à-vis de ses pairs. Être le “premier” de l’équipe rapporte donc plus que d’être le deuxième ou le troisième, quand bien même les écarts de performance réelle seraient infimes. Ce système, tout entier basé sur la comparaison, encourage une forme de compétition permanente. L’objectif n’est plus de donner le meilleur de soi-même pour atteindre le maximum de son potentiel, mais bien de faire mieux que son voisin. Cette nuance est capitale : elle implique qu’un salarié “en tête” peut, s’il est assuré de garder son rang, cesser tout effort pour le cycle de performance en cours. Après tout, si personne ne peut le rattraper, pourquoi continuer à se dépasser ?

Par ailleurs, la prime de classement est à l’opposé de la collaboration. Les salariés ne sont pas incités à partager leurs bonnes pratiques, ni à aider un collègue en difficulté – car en l’aidant, on risque d’améliorer sa performance relative. Ce dispositif peut donc générer un climat délétère où chacun avance pour soi, au détriment de la dynamique collective.

Les limites de la prime de commissionnement

Dans certaines entreprises, notamment les structures commerciales, le commissionnement occupe une place centrale. Il ne s’agit plus d’une prime ponctuelle, mais d’une part variable qui peut représenter un pourcentage important de la rémunération globale. Pour un nouveau venu, ce système engendre immédiatement une forte pression : il doit rapidement atteindre un certain seuil de production pour débloquer une prime. De plus, le commissionnement devient un marqueur de professionnalisme aux yeux de la hiérarchie et des pairs.

S’il est vrai que ce système récompense la performance court-terme, il peut aussi induire des comportements négatifs : focalisation excessive sur les ventes à court terme au détriment de la fidélisation client, stress élevé, etc. La performance au long cours, pourtant cruciale pour l’entreprise, risque de passer au second plan, car l’enjeu pécuniaire prime sur le reste. Le collaborateur peut ainsi se sentir davantage “chasseur de primes” que membre d’une équipe portée par une vision moyen-terme commune.

La démotivation

Des modifications régulières des règles de primes en cours de cycle

Lorsque les entreprises constatent des effets pervers dans leur plan de primes, elles sont tentées de le modifier en cours de cycle pour corriger le tir. Cela peut sembler légitime, voire louable, mais ces ajustements de dernière minute posent deux problèmes majeurs :

  1. Une perte d’efficacité : les collaborateurs n’ont souvent pas le temps de comprendre, ni d’intégrer pleinement ces changements pour adapter leur stratégie et en tirer parti.

  2. Une baisse d’adhésion : si le système est sans cesse révisé, il crée un climat d’incertitude. Les équipes se disent que ce qui est demandé aujourd’hui pourrait être obsolète demain. À force, elles peuvent cesser de s’impliquer, car l’objectif va changer de toute façon.

Ce phénomène fragilise la confiance dans le dispositif, et par ricochet, la motivation globale des salariés.

Un dispositif qui ne répond pas à ses engagements

Certains plans de primes promettent “X euros” si l’on atteint tel ou tel objectif. Mais lorsqu’arrive la fin du cycle, seuls certains reçoivent effectivement le montant escompté, voire personne ne reçoit réellement la somme annoncée. Les collaborateurs constatent alors un “effet sous-distributeur” : l’entreprise fixe des paliers exigeants, incite fortement à les atteindre, mais ne distribue finalement qu’une partie de l’enveloppe prévue.

Après quelques cycles, le discours officiel perd de sa crédibilité. Les salariés comprennent que la promesse n’est pas tenue et qu’atteindre l’objectif ne garantit pas le gain annoncé. Une telle désillusion grève la motivation et érode la confiance dans la parole managériale.

La solution à envisager serait de s’assurer que l’enveloppe distribuée est bien conforme à la performance globale observée ainsi que aux engagements pris par l’entreprise.

Un “effet tunnel”

Autre travers souvent observé : une communication des plans de primes faite au début du cycle (lancement de la feuille de route) et à la fin (lors du bilan). Entre-temps ? Le grand vide. L’expression “effet tunnel” illustre cette absence de communication, qui suscite un décrochement progressif de la motivation. Sans retours réguliers, sans visibilité sur les progrès, comment s’investir pleinement ?

À l’inverse, des points d’étape fréquents, une remontée d’informations sur les résultats intermédiaires et une possibilité d’ajuster son plan d’action en cours de route renforcent l’engagement. Quand on sait où on en est, on peut réagir plus efficacement.

 

La perte de sens


Le désalignement entre les plans de primes et le plan d’action opérationnel

Il n’est pas rare que des entreprises conservent des systèmes de primes inchangés pendant plusieurs années, alors même que leur stratégie évolue. Résultat : le dispositif d’incitation peut se trouver en complet décalage avec les nouvelles priorités de l’organisation. Par exemple, si l’entreprise met l’accent sur la satisfaction client et la qualité du service, mais que la prime est strictement liée au chiffre d’affaires, les salariés reçoivent un message contradictoire. Manager et communication interne insistent sur l’importance du conseil et de la fidélisation… mais le collaborateur sait très bien que sa prime dépend surtout de la quantité vendue à court terme.

Ce grand écart génère frustration et incompréhension côté collaborateur et perte de performance côté entreprise : comment s’impliquer dans une mission qui n’est pas reconnue financièrement ? Les salariés peuvent se sentir tiraillés entre faire “ce qui est juste pour le client sur le long terme” et maximiser leur prime du moment.

Un dispositif qui n’incite pas à la performance sur le moyen et long terme

Les indicateurs qualitatifs, longtemps négligés, gagnent peu à peu du terrain dans les entreprises. Pourquoi ? Parce que la performance ne se résume pas à un chiffre de ventes mensuelles. Les collaborateurs aspirent de plus en plus à être reconnus pour leur engagement durable, leurs idées novatrices ou leur capacité à construire des relations solides avec les partenaires.

Un plan de primes uniquement centré sur la performance mesurable à court terme risque donc de passer à côté de ces dimensions “humaines” et stratégiques. Pourtant, investir dans une vision à moyen et long terme favorise non seulement la croissance pérenne de l’entreprise, mais aussi l’engagement des collaborateurs. C’est un équilibre délicat à trouver : comment valoriser la performance concrète et immédiate en encourageant aussi les comportements vertueux pour l’avenir ?

Exclure des plans de primes certaines attentes du marché

De plus en plus d’entreprises intègrent des critères de Responsabilité Sociétale et Environnementale (RSE) dans leurs systèmes de primes. Cette évolution répond à une attente forte, aussi bien du marché que des nouvelles générations de collaborateurs. En effet, ces dernières sont particulièrement sensibles à l’engagement des sociétés dans une démarche éthique et durable.

Or, si le plan de primes n’intègre aucun critère sur la qualité environnementale, l’impact sociétal ou encore la diversité, il occulte un pan majeur de la performance contemporaine. Les entreprises qui font ce choix de la RSE gagnent en attractivité, en image de marque et en cohérence auprès de salariés de plus en plus exigeants sur la mission et les valeurs. Laisser de côté ces enjeux dans la rémunération variable peut créer un sentiment de décalage entre le discours officiel de la Direction et la reconnaissance réelle.

 

Les sources d’iniquité


Les objectifs

Pour élaborer un plan de primes, on définit souvent un objectif global, puis on le décline au niveau individuel, par équipe ou par secteur. Sur le papier, c’est simple. Dans la réalité, c’est complexe : l’effort à fournir pour atteindre l’objectif varie considérablement si certains héritent d’un portefeuille “facile” à développer alors que d’autres se voient confier un secteur saturé ou en déclin. Si on ne tient pas suffisamment compte de cette réalité opérationnelle, on peut alors observer :

  • Des collaborateurs ayant un objectif largement hors de portée, qui se découragent rapidement.
  • D’autres, au contraire, se voyant attribuer des objectifs trop bas, savent qu’ils vont les dépasser aisément et toucher une prime confortable, même sans forcer.

Au-delà d’un sentiment d’injustice évident, cette situation nuit à l’efficacité globale. Les meilleurs potentiels de croissance peuvent être sous-exploités tandis que les secteurs difficiles stagnent faute de motivation et de moyens. Pour contrer cela, il est essentiel d’évaluer la performance sans lien mécanique avec le cycle précédent, et de redonner à chacun les mêmes chances d’atteindre ou de dépasser son objectif.

Les barèmes de primes

La progressivité du barème des primes joue un rôle clé dans la motivation. Or, bon nombre de barèmes sont conçus avec des paliers : par exemple, une prime est accordée si l’on atteint 80 % de l’objectif, un bonus supplémentaire si l’on dépasse 100 %, etc. Deux inconvénients majeurs apparaissent :

  1. Niveaux de performances différents, même prime : deux collaborateurs ayant des résultats divergents peuvent se retrouver dans la même tranche et percevoir la même prime.

  2. Même niveau de performance, prime différente : une personne à 79,9 % de l’objectif peut toucher nettement moins que celle à 80,1 %, alors que l’écart est minime dans les faits.

Ces effets de seuil génèrent frustration et sentiment d’iniquité. Pour y remédier, il est préférable d’opter pour une progression continue ou à minima de concevoir des paliers très rapprochés.

Par ailleurs, utiliser un barème unique pour des critères de performances différents (qualitatifs, quantitatifs, etc.) crée aussi des distorsions. Si un critère est naturellement plus volatile, il sera plus facile de décrocher certaines primes qu’avec un autre critère plus stable. L’équité commande donc d’ajuster finement la progressivité des primes (en particulier le déclenchement et le plafond du barème) à la nature même de chaque indicateur.

La subjectivité des primes qualitatives

Dès qu’une part de la prime dépend de l’évaluation managériale d’un critère “qualitatif”, le risque de subjectivité pointe le bout de son nez. Les collaborateurs peuvent suspecter des copinages ou des jugements biaisés. Le sentiment d’injustice peut s’amplifier dans les équipes, surtout si aucun mécanisme de transparence ou de traçabilité n’est mis en place.

Pour parer à cela, il est indispensable de définir clairement des critères factuels : par exemple, “nombre de rendez-vous clients effectifs” plutôt que “qualité de la relation client” (trop vague et sujet à interprétation). De la même façon, découper un critère en plusieurs questions précises (ex. : “Avez-vous effectué X réunions par semaine sur tel segment de clientèle ?”) aide à objectiver l’évaluation. Ainsi, tout le monde comprend comment la note a été attribuée et l’acceptation de la décision s’en trouve renforcée.

 

À l’ère où la recherche de sens et la quête d’équilibre gagnent du terrain chez les salariés, la rémunération variable ne peut plus se limiter à “appuyer sur l’accélérateur” du court-terme. Les entreprises qui réussiront à créer un dispositif incitatif équilibré, transparent et vertueux seront celles qui sauront maintenir un haut niveau d’engagement, tout en faisant grandir la cohésion de leurs équipes. Sans perdre de vue, bien sûr, que la prime n’est qu’un des leviers de la motivation au travail : la reconnaissance, la formation, la qualité de vie au travail, l’autonomie et la perspective de développement professionnel restent des éléments tout aussi cruciaux pour attirer et retenir les talents.

En définitive, la prime peut être une alliée de poids ou un caillou dans la chaussure. Tout dépend de la façon dont l’entreprise conçoit, partage et applique les règles du jeu. Les mésusages que nous avons explorés ici rappellent qu’il existe une frontière ténue entre l’incitation à la performance et la dynamique contre-productive.