Alors que le gouvernement souhaite déplafonner les salaires des entreprises publiques, des voix discordantes s’élèvent pour réclamer plus de sobriété salariale. Mais la régulation des salaires des dirigeants d’entreprise a-t-elle un sens dans notre système économique actuel ? Décryptage et analyse d’une singularité française.
Le plafonnement des salaires à l’épreuve de l’économie réelle
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les candidats aux postes de dirigeants d’EDF se font rares. Le salaire accordé au pilote de ce chantier considérable pour assurer la transition énergétique française correspond pourtant à 25 fois le SMIC mensuel. Pour rendre la mission plus attractive, l’État réfléchit donc à déplafonner les salaires dans les entreprises publiques. Une prise de position dénoncée avec vigueur par Jean Moreau et Eva Sadoun, coprésidents du Mouvement Impact France. Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde, les deux patrons engagés militent pour un plafonnement des salaires. L’enjeu, selon eux, est de taille : aller vers plus de sobriété salariale, une nécessité pour mieux partager la richesse et revoir notre rapport à la consommation.
Le salaire des patrons, un tabou français
En France, les salaires des dirigeants d’entreprise suscitent la défiance d’une large partie de la population qui voit dans ces rémunérations élevées la marque d’un privilège à abolir. Aussi, des salaires dont le montant est de quelques centaines de milliers d’euros par mois sont considérés comme excessifs. Mais qu’est-ce qu’un salaire juste ? En bref, il s’agit d’une rétribution financière proportionnelle à la contribution individuelle du salarié, ou, dans le cas présent, du dirigeant de l’entreprise.
Pour déterminer si le salaire d’un dirigeant d’entreprise est juste ou non, il ne faut pas le comparer au nombre de SMIC qu’il représente. Il convient, en fait, d’évaluer la performance qu’il est censé récompenser. Un patron efficace crée de la valeur, des emplois, et participe activement à la croissance de son entreprise, voire de son pays. Dans le cas d’une grande entreprise comme EDF, le résultat de son travail se compte en milliards d’euros. Aussi, un salaire de quelques centaines de milliers d’euros n’est donc, en réalité, pas si élevé qu’il n’en a l’air. De plus, le temps passé à la tête d’une grande entreprise n’est généralement que de quelques années. À cela s’ajoute le montant des impôts payés en France, qui est tel que la somme restante est bien plus faible que celle initialement annoncée.
Le tabou qu’entretiennent de nombreux Français avec les salaires des patrons est d’autant plus paradoxal que ces derniers sont bien moins rémunérés que leurs homologues étrangers. À titre d’exemple, l’écart de salaire entre un grand patron français et un dirigeant de grande entreprise américain est de 1 pour 10. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’y a presque aucune grande entreprise française d’envergure internationale à être dirigée par une personne étrangère. Et sans surprise, un nombre croissant de potentiels candidats français à ce type de fonctions préfèrent se tourner vers l’étranger, où les mêmes postes sont bien mieux rétribués.
Les jeunes talents français face à la compétition internationale
En France, l’État a fait le choix de favoriser certaines grandes écoles en finançant spécifiquement les études des futurs ingénieurs. Considérés comme l’élite de la nation, ils ont donc bénéficié d’un soutien financier public. Pourtant, le nombre d’entre eux préférant accepter un poste à l’étranger interroge la pertinence de cette stratégie. Car, que l’on s’en félicite ou qu’on le déplore, la rémunération répond à un marché. Ce décalage entre les salaires proposés en France et ceux que l’on peut percevoir, à travail égal, dans d’autres pays, explique l’hémorragie des jeunes talents à laquelle la France fait face depuis de nombreuses années.
Cette situation explique aussi le manque de chercheurs en France. Ceux-ci préfèrent, en effet, présenter leur candidature à des postes attractifs dans d’autres pays plutôt que de devenir fonctionnaires d’État en France et se résigner à une grille salariale ne tenant pas compte de la loi de l’offre et de la demande. La compétition internationale explique cette fuite des cerveaux. Car la qualité de vie et le système social français ne suffisent pas toujours à compenser cette différence de salaire. On peut constater que dans beaucoup de cas, les diplômés faisant le choix de la France sont motivés par des ambitions politiques.
Quelles solutions pour rendre les emplois publics plus attractifs ?
En 2012, le gouvernement instaurait une limitation de la rémunération brute annuelle des mandataires sociaux des entreprises publiques, fixée à 450 000 euros. Face à la pénurie de candidats, le gouvernement actuel souhaiterait donc revenir sur cette mesure. Si la perspective d’un déplafonnement inquiète un certain nombre de personnes, force est d’admettre que la régulation absolue des salaires par l’État se heurte à la réalité économique.
Dans le système économique capitaliste qui régit notre époque, les compétences ont une valeur qui est évaluée par le marché. Même si l’État décide d’un montant maximal à ne pas dépasser pour certaines fonctions, la loi du marché sera toujours triomphante. Concrètement, si le salaire maximum d’un patron d’une entreprise publique française ne peut dépasser 450 000 euros, mais que pour le même poste, il peut être rémunéré dix fois plus à l’étranger, la majorité des candidats se tournera vers l’international.
Mais comment faire, alors, pour rendre ces emplois prestigieux plus intéressants ? Déplafonner les salaires et les aligner sur le marché peut être une solution. C’est à celle-ci que réfléchit précisément le gouvernement. Mais d’autres réponses peuvent être proposées. Par exemple, en instaurant un système de primes sur objectifs. Un salaire fixe, qui resterait modeste, allié à une rémunération véritablement variable mais attractive, basée sur des critères mesurables et ambitieux, pourrait être une manière pertinente d’attirer les talents tout en maîtrisant le déplafonnement des salaires.
Le sens du travail peut-il être supérieur à son intérêt financier ?
Outre le sujet du déplafonnement des salaires, les signataires de la tribune s’interrogent sur le manque d’engouement des jeunes actifs pour ces emplois d’intérêt public. Un état de fait d’autant plus difficile à expliquer que les jeunes générations réclameraient des emplois qui ont du sens et un impact positif sur la société et l’environnement. Mais l’intérêt général est-il vraiment un critère de choix dans la recherche d’un emploi ?
S’il est vrai que les jeunes actifs éprouvent un désir d’exercer un métier qui a du sens, le montant de la rémunération reste un critère crucial dans le choix d’un emploi. Nombreux sont ceux qui déplorent que les métiers ayant un impact positif soient également les moins satisfaisants en matière de rémunération. En 2021, 53% des salariés de l’économie sociale et solidaire (ESS) se plaignaient de leur rémunération.
Plus récemment, le phénomène de démissions faisant suite au confinement a confirmé les exigences des salariés. Les départs massifs des employés les moins bien rétribués traduisent une volonté générale de renégocier les salaires et les conditions de travail. En France comme en Amérique du Nord, les jeunes actifs n’hésitent plus à faire pression pour obtenir des emplois mieux rémunérés et plus valorisants.
Dans un tel contexte, marqué par un marché de l’emploi pénurique et une forte tension sur les salaires, peut-on espérer que les jeunes talents acceptent des emplois dix fois moins rémunérés qu’à l’étranger, au nom de l’intérêt général ? Il est permis d’en douter.
La sobriété salariale, prérequis pour mieux consommer ?
De nombreuses entreprises, notamment publiques, appellent les consommateurs à plus de sobriété. Les salaires élevés de leurs dirigeants semblent en contradiction avec les valeurs prônées par ces sociétés. Les partisans d’un plafonnement des salaires indiquent d’ailleurs que la période inflationniste que nous traversons appelle à la sobriété salariale. Le plafonnement, voire la réduction des salaires des dirigeants d’entreprises, peut-il influer sur la consommation ?
Il est certain qu’il nous faut revoir nos modes de consommation et revenir à plus de pragmatisme et de bon sens. Néanmoins, le lien entre le salaire des patrons et la consommation est difficile à établir. Un dirigeant d’entreprise ne consommera pas plus, à son échelle personnelle, que ce dont il a besoin, même s’il est payé plus. Réduire le salaire des grands patrons de 400% n’aura pas d’effet sur la consommation générale. Le problème est bien plus global et complexe et ne saurait trouver de résolution en limitant la rémunération des dirigeants de grandes entreprises.
En revanche, la demande pour un meilleur partage de la richesse au sein de l’entreprise est justifiée. L’ensemble des salariés contribuant à créer de la valeur doivent pouvoir en tirer des bénéfices directs. Les entreprises doivent ainsi soigner leur marque employeur en repensant le package salarial. Le but est de répondre aux exigences des collaborateurs afin de fidéliser les équipes dans un esprit d’équité. La refonte du système de rémunération relève ainsi naturellement de la stratégie globale de l’entreprise.
Décider de baisser son salaire, en tant que patron, peut avoir du sens pour permettre un discours social apaisé. Mais cette mesure n’est pas adaptée à toutes les entreprises. La rémunération des grands patrons est souvent agitée comme un chiffon rouge pour dénoncer les inégalités sociales et salariales dans leur ensemble. En réalité, les salaires sont déterminés par le marché et non par l’État. Aussi, une limitation excessive des salaires des dirigeants d’entreprise ne peut que creuser un décalage, déjà grand, avec d’autres pays et décourager davantage de candidats potentiels à travailler pour des entreprises françaises.