Le blog de la rémunération variable

Faudrait-il déplafonner le bonus des banquiers pour les rendre plus performants ?

Rédigé par Hervé de Riberolles | 22 oct. 2019

Les banques européennes souhaitent en finir avec le plafonnement des bonus et remettent en cause la mesure de limitation imposée par Bruxelles aux établissements de l’Union Européenne.

Ce règlement limitant la part de rémunération variable des banquiers avait été mis en place à la suite de la crise financière de 2008. Sans équivalent sur les marchés financiers internationaux, les banques européennes réclament son assouplissement auprès du conseil de stabilité financière, mettant en avant une perte de compétitivité face à leurs concurrents internationaux, notamment américains et asiatiques.

Alors que le nombre de banquiers millionnaires s’est élevé à 4.859 en 2017 en Europe, soit 262 de plus que l’année précédente, les griefs formulés par les grandes institutions financières en faveur d’un déplafonnement des bonus peuvent-ils être considérés comme légitimes ?

Faut-il déplafonner les bonus des banquiers, comme le demandent les institutions financières européennes ? Dans cet article, une analyse des règles imposées par le régulateur européen aux différents établissements bancaires de l’Union.

1) Le plafonnement : de quoi s’agit-il ?

a) Le fonctionnement du plafonnement des bonus en Europe

Après la crise financière de 2008, les bonus des banquiers, directement mis en cause dans la prise de risques excessive de certains financiers, ont été plafonnés. Le bonus représente une part de rémunération variable permettant aux banquiers et autres traders de maximiser leurs gains individuels. Néanmoins, face à ce plafonnement, les banques européennes estiment être lésées et se sont plaintes de ces dispositions auprès du conseil de stabilité financière.

Il est à noter que la réglementation européenne est unique en son genre. En effet, cette dernière fixe légalement la limite maximale des bonus à "seulement deux fois le salaire fixe". Selon les banques européennes, ce règlement grève directement leur compétitivité vis-à-vis de leurs homologues américains, mais aussi asiatiques, qui bénéficient encore aujourd’hui d’une réglementation plus souple.

Jézabel Couppey-Soubeyran, professeur d’économie monétaire et financière à l’université Paris 1, dénonce un argument classique des banques. Selon elle, « les banques européennes sont dans leur rhétorique classique. Elles sont promptes à dénoncer la moindre réglementation qui enfreindrait leur activité ». D’après l’économiste, les banques, et ce depuis dix ans, ont déjà pris l’habitude de contourner la réglementation en augmentant notamment la part de salaire fixe dans la rémunération de leurs salariés.

De cette manière, en augmentant sensiblement le salaire fixe, le bonus légalement réalisable qui y est associé se voit également ré-évalué. « Il ne faut surtout pas que le CSF, qui n’a pas de pouvoir réglementaire, mais une réelle influence par ses recommandations et son travail de veille, se fasse le relais de ce type de doléances », poursuit l’économiste. Ainsi, nous pouvons légitimement nous poser la question du bien-fondé de la demande formulée par les banques européennes de voir « déplafonner » le bonus de leurs collaborateurs ?

b) Bonus : un dispositif particulier de rémunération variable

Le bonus dans l'industrie bancaire est une prime exceptionnelle et ponctuelle. Il ne dépend pas de la réalisation d’objectifs et relève du pouvoir discrétionnaire de l’employeur. En effet, son montant est variable et est décidé unilatéralement par l’employeur.

Son attribution est encadrée dans un arrêt rendu le 10 octobre 2012 par la Cour de Cassation. Ainsi, le contrat de travail peut prévoir une prime sous forme de bonus à condition qu’elle s’applique à l’ensemble des salariés se trouvant dans une situation professionnelle comparable. Dans le cadre de la banque, les bonus des banquiers d’investissement et des traders sont directement corrélés à leur prise de risques sur le marché. L’essence même de leurs missions consistant le plus souvent à spéculer sur la valeur d’actions boursières ou sur les changements de taux.

 

2) Pourquoi l’Union européenne a-t-elle fait le choix de plafonner le bonus de ses banquiers ?

a) Un plafonnement qui concerne majoritairement le Royaume-Uni et la France

L’encadrement des bonus des banquiers résulte d’une volonté ferme de Bruxelles de réguler la prise de risque des financiers, souvent jugée excessive. En plafonnant le bonus au double du salaire fixe, l’Union européenne fait un choix politique qui, selon certains experts, pourrait aboutir à l’effet inverse de celui escompté, notamment si les objectifs de rentabilité des banquiers et autres traders restent inchangés.

Selon les calculs de l’Autorité bancaire européenne, la mesure du plafonnement va concerner deux pays en particulier, le Royaume-Uni et la France. Le Royaume-Uni, pays où l’on retrouve les financiers parmi les mieux rémunérés d’Europe, et la France, où les banques proposent l’un des salaires de base les plus faibles et où par conséquent le multiple de variable en proportion du fixe est le plus élevé d’Europe.

b) Une volonté de protéger l’intérêt du client

En limitant l’action des financiers réputés les plus « kamikazes », Bruxelles souhaite protéger les intérêts des clients. En effet, pour gagner plus, certains banquiers et traders pourraient être incités à prendre de très gros risques, quitte à aller à l’encontre de l’intérêt du client. Le principe du « the more you risk, the more you return » est ainsi critiqué par Bruxelles, dont la conviction est de protéger le système bancaire de ses erreurs passées, mais aussi d’éviter aux contribuables européens de régler l’addition d’une éventuelle nouvelle crise financière.

En parallèle au plafonnement des bonus des banquiers, la Commission Européenne a mis en place une mesure instaurant qu'une partie du versement des bonus devra être différée dans le temps. Ces bonus dits différés ou récupérables, « claw back » en anglais, sont des bonus dont le versement est conditionné à des critères de performances étalés sur la durée. 

L’objectif est de limiter certaines prises de risques en introduisant un facteur d’incitation à la pérennisation des opérations projetées.

A contrario, si les performances sur le long terme ne sont pas atteintes, une clause de restitution (« clawback ») peut s’appliquer et le bonus peut être revu à la baisse ou faire l’objet d’une restitution (totale ou partielle) à l’employeur.

c) Traders : vers une rémunération basée sur le cahier des charges, au lieu de la prestation finale

L’objectif de cette démarche est de limiter les actes malveillants d’un intervenant, qui ferait le choix délibéré de s’exposer à des risques inconsidérés dans le but uniquement de toucher un bonus plus élevé. Le banquier ou trader serait évalué directement sur ses pratiques et le respect des règles mises en place par un cahier des charges précis. N’étant plus évalué sur la nature de sa prestation finale, il serait ainsi moins incité à contourner le règlement et davantage poussé à respecter un certain code de conduite.

3) Pourquoi faudrait-il déplafonner le bonus des banquiers européens ?

a) Faire face à la concurrence internationale

Selon l’Autorité bancaire européenne, les banques européennes, bien que vivement critiques à l’égard du plafonnement des bonus au double du salaire fixe, sont loin d’atteindre ce plafond. En effet, en 2017, aucune d’elles n’atteignait la limite maximale des bonus imposée par Bruxelles. La moyenne pratiquée par les banques est de 1,4 fois le salaire fixe, avec en France et au Royaume-Uni, un bonus qui s’élevait aux alentours de 1,6 fois, taux encore relativement éloigné de la limite maximale de deux fois le salaire fixe. Par ailleurs, en Allemagne, comme dans la majorité des autres pays européens, le bonus des banquiers n’atteignait même pas une fois le salaire fixe.

Comment expliquer ce phénomène ? Les banques européennes ont été dans l’obligation d’augmenter la base de salaire fixe de leurs salariés afin d’être certaines de ne pas voir leur rémunération dépasser le plafond imposé par Bruxelles sur les variables. Cette stratégie a eu des effets directs sur les coûts fixes liés aux versements de salaires de base par les banques. À la différence de leurs concurrents étrangers, les banques européennes, souhaitant continuer à verser de forts bonus à leurs salariés, doivent aujourd’hui faire face à une hausse sensible de leurs coûts fixes.

b) Le déplafonnement des bonus face à la question éthique

Le plafonnement soulève également certaines questions éthiques. Il pourrait dans une certaine mesure générer l’effet inverse de celui recherché par le régulateur et pousser les banquiers à prendre davantage de risques. Les dirigeants de banques se sont opposés à ce système ne tenant pas compte du caractère symbolique d’une telle mesure. Incitations au contournement venues d’en haut, dont les primes de fonction ont été un signal fort.

Par ailleurs, les banquiers considérant leur talent bridé par cette nouvelle réglementation n’ont pas hésité à quitter massivement les banques d’investissement pour aller vers les « hedge funds » ou fonds de pensions, par nature, beaucoup moins régulés. 

c) Le déplafonnement des bonus dans un contexte de crise sociale en France : les gilets jaunes et la remise en cause des institutions financières

Le mouvement des « gilets jaunes » est apparu en France en octobre 2018. Ce mouvement social spontané a pour motivation de départ le rejet de l'augmentation de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Elle s'élargit rapidement à d’autres revendications fiscales et sociales (hausse du pouvoir d'achat des classes moyennes et populaires, maintien des services publics, taxation du kérosène et des fiouls maritimes, rétablissement de l'impôt de solidarité sur la fortune, etc.), ainsi que politiques (amélioration de la démocratie représentative, mise en place d’un référendum d'initiative citoyenne ou encore la démission du président Emmanuel Macron).

Les gilets jaunes incriminent directement le système bancaire, représenté par les banques françaises, mais aussi les marchés financiers, selon eux, responsables de l’état des finances et de la situation économique du pays. Par ailleurs, le lien entre le pouvoir politique et l’institution financière dans son ensemble, est fortement critiqué par le mouvement social, dont la majorité des participants connaissent une situation financière personnelle difficile.

Dans ce contexte, le déplafonnement des bonus de banquiers, gagnant déjà pour la plupart relativement bien leur vie et jugés, par l'opinion publique, responsables de la crise économique de 2008, peut apparaître inopportun en terme de communication et « déplacé » dans le contexte actuel de tension sociale.